06/09/2021

Christian Lannou : les monocultures favorisent les épidémies

L'INRAE : « ambition pour la vie, l’humain, la terre »

 

« L’humanité et la planète font face à un changement global qui crée de nouvelles attentes vis-à-vis de la recherche : atténuation et adaptation au changement climatique, sécurité alimentaire et nutritionnelle, transition des agricultures, préservation des ressources naturelles, restauration de la biodiversité, anticipation et gestion des risques ». Tel est le message qui ouvre la page d’accueil du site de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), né en janvier 2020 de la fusion entre l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA).

Cet établissement public, qui affiche une « ambition pour la vie, l’humain, la terre », dépend des ministères de la Recherche et de l’Agriculture et représente le premier institut de recherche agronomique en Europe. Et il a décidé de soutenir financièrement le film La fabrique des pandémies ! Le documentaire rapportera notamment les travaux de Nathalie Charbonnel, directrice de recherche à l’INRAE, qui conduit une étude européenne visant à comparer les microbiotes des rongeurs vivant dans les forêts du Jura et de l’Ain, avec ceux de leurs cousins peuplant les parcs urbains de Lyon. L’objectif est de tester « l’effet dilution », qui stipule qu’une grande biodiversité permet de maintenir le risque infectieux à bas bruit, en le « diluant ». Formalisé par deux chercheurs américains, qui travaillent sur la maladie de Lyme, le mécanisme de l’effet dilution est « bien connu en agriculture » : c’est ce qu’a expliqué Christian Lannou, qui dirige le département Santé des plantes et environnement de l’INRAE, à Marie-Monique Robin, auteure du livre La fabrique des pandémies (sur lequel se fonde le synopsis du film éponyme). Ce qui suit est un extrait du chapitre 3 de l’ouvrage, intitulé « Comment la biodiversité protège la santé : l’effet dilution ».



« Les monocultures favorisent les épidémies » : entretien avec Christian Lannou

« L’absence de diversité dans les champs est la principale cause des maladies des cultures. » C’est ce que m’a expliqué, le 12 juin 2020, Christian Lannou, un ingénieur agronome et épidémiologiste qui dirige le département Santé des plantes et environnement de l’INRAE. Je dois dire que j’ai été très surprise d’entendre les mots de ce professionnel très pédagogue, qui a fait toute sa carrière dans l’une des institutions ayant le plus contribué à l’utilisation massive de pesticides et d’engrais chimiques dans l’agriculture française.

« C’est précisément parce que la diversité génétique est très faible dans les cultures intensives que les agriculteurs utilisent autant de pesticides, a-t-il poursuivi. Le problème a commencé au néolithique : à partir du moment où on met une plante sauvage en culture et qu’on rassemble dans un même champ des végétaux très proches génétiquement, on crée un système qui favorise les épidémies. Le modèle agro-industriel a porté cette fragilité au centuple, car dans un champ de blé moderne, toutes les plantes sont des clones. Quand un parasite y fait irruption, il se répand comme une traînée de poudre.


– Pouvez-vous donner un exemple ?

– J’ai beaucoup travaillé sur la rouille brune du blé, une maladie provoquée par un champignon, la Puccinia triticina, qui est connue depuis l’Antiquité. Dans la mythologie romaine, Robigus était le dieu des cultures céréalières, dont le culte était censé protéger les champs de blé de la rouille. Lorsque le champignon arrive sur une feuille de blé, il provoque une petite lésion qui va produire des propagules, comme de minuscules spores, lesquelles vont être dispersées et tomber sur d’autres plantes alentour, où elles vont créer de nouvelles lésions. Car les plantes ne bougent pas !


– C’est la différence avec les rongeurs…

– Oui ! En épidémiologie végétale, c’est le pathogène qui bouge avec le vent et la pluie. Imaginons que dix spores soient tombées sur dix plants de blé identiques, on a donc dix lésions. Mais imaginons maintenant que dans le même champ on ait mélangé deux variétés de blé différentes, une sensible à la rouille et une qui présente des gènes de résistance lui permettant de ne pas être affectée par le champignon. Sur les dix spores distribuées au hasard, la moitié tombera donc sur des plants sensibles et l’autre moitié sur des plants résistants. Au final, on aura cinq infections au lieu de dix. Cela veut dire qu’en introduisant de la diversité génétique, on diminue le risque infectieux et épidémique par deux. C’est ce qu’on appelle l’effet dilution.


– Dans votre exemple, vous avez mélangé deux variétés de blé génétiquement différentes.
Est-ce qu’en mélangeant différents types de cultures dans un même champ, l’effet dilution
fonctionne aussi ?, ai-je demandé, littéralement captivée par la limpidité de l’explication de
mon interlocuteur.

– Tout à fait, m’a répondu Christian Lannou sans hésiter. C’est ce qu’on appelle des cultures associées. Lorsqu’on cultive en même temps, par exemple, des céréales et des légumineuses, on éloigne les plantes sensibles les unes des autres, en créant une barrière, qui au final dilue l’inoculum, c’est-à-dire la quantité de champignon en circulation. Ce mélange permet aussi de changer le microclimat, l’humidité ou la circulation du vent. »

À ces mots, je me suis souvenue de la grande famine qui a décimé l’Irlande au milieu du xixe siècle. Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer cette catastrophe humanitaire qui fit un million de morts et jeta deux millions d’Irlandais sur les routes de l’exil. L’une d’entre elles – et pas des moindres – est la politique de la couronne britannique qui avait placé l’île sous son joug et réservait les meilleures terres aux sujets de Sa Majesté. L’autre est la monoculture de pommes de terre. Originaire d’Amérique du Sud, le tubercule avait été introduit en Irlande vers 1580, pour devenir l’aliment de base des laissés-pour-compte de l’Empire britannique. On estime qu’en 1845, plus d’un million d’hectares de pommes de terre étaient cultivés sur les versants escarpés de l’île. « Quand la pomme de terre a été introduite en Europe par les conquistadors du Nouveau Monde, elle est arrivée sans le pathogène qui lui est associé, à savoir le mildiou, m’a expliqué Christian Lannou. Pendant près de trois siècles, les Irlandais ont donc cultivé le tubercule sans problème de maladie. Mais quand le mildiou a débarqué, il a fait des ravages, car il y avait d’immenses monocultures, sans aucune diversité génétique. »

En écoutant ces paroles, j’ai repensé aussi à un reportage que j’ai réalisé en 1992 au Pérou, le centre d’origine de la pomme de terre. Dans les Andes, les paysans continuent de cultiver toutes sortes de variétés, dont la diversité s’exprime aussi dans les couleurs : il y en a des noires, des bleues, des jaunes ou des rouges. Les tubercules sont cultivés en association avec d’autres plantes, il n’y a jamais de monocultures. « C’est toute la différence, a acquiescé l’agronome de l’INRAE. C’est exactement la même histoire avec l’hévéa, dont le latex était récolté jusqu’au début du xxe siècle dans la forêt amazonienne, de manière extensive. Quand l’Américain Henry Ford a voulu créer d’énormes plantations au Brésil pour alimenter sa production de pneus, cela n’a jamais marché. Les monocultures d’hévéas étaient attaquées par un champignon, le mycrocyclus ulei, naturellement présent en Amazonie, mais qui du coup faisait des ravages. C’est pourquoi aujourd’hui les plantations d’hévéas se situent en Asie, car les Britanniques ont réussi à y introduire des graines, sans le parasite. Le jour où le champignon fera irruption en Asie, les producteurs auront les mêmes problèmes que les paysans irlandais.


Peut-on dire que, d’une manière générale, l’intensification agricole rend la production très
vulnérable ?

– Sans aucun doute ! Après la Seconde Guerre mondiale, on a remembré, agrandi les parcelles et uniformisé les paysages dans des régions entières. On a réduit le nombre d’espèces cultivées en développant des monocultures, qui de surcroît sont très bien nourries avec des engrais azotés. J’ai publié une étude qui montre que les engrais favorisent le développement de la rouille, en encourageant la multiplication du champignon qui produit plus de propagules sur un blé trop nourri. Il est aujourd’hui très bien établi que le système agricole intensif favorise les pullulations, ce qui entraîne un usage croissant de produits chimiques. Si on veut sortir de cette impasse, il faut entièrement repenser le système de production agricole mais aussi forestier, en réintroduisant de la biodiversité. Car très clairement il y a un lien entre la biodiversité et la santé végétale. »


 

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L'INRAE : « ambition pour la vie, l’humain, la terre »

 

« L’humanité et la planète font face à un changement global qui crée de nouvelles attentes vis-à-vis de la recherche : atténuation et adaptation au changement climatique, sécurité alimentaire et nutritionnelle, transition des agricultures, préservation des ressources naturelles, restauration de la biodiversité, anticipation et gestion des risques ». Tel est le message qui ouvre la page d’accueil du site de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), né en janvier 2020 de la fusion entre l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA).

Cet établissement public, qui affiche une « ambition pour la vie, l’humain, la terre », dépend des ministères de la Recherche et de l’Agriculture et représente le premier institut de recherche agronomique en Europe. Et il a décidé de soutenir financièrement le film La fabrique des pandémies ! Le documentaire rapportera notamment les travaux de Nathalie Charbonnel, directrice de recherche à l’INRAE, qui conduit une étude européenne visant à comparer les microbiotes des rongeurs vivant dans les forêts du Jura et de l’Ain, avec ceux de leurs cousins peuplant les parcs urbains de Lyon. L’objectif est de tester « l’effet dilution », qui stipule qu’une grande biodiversité permet de maintenir le risque infectieux à bas bruit, en le « diluant ». Formalisé par deux chercheurs américains, qui travaillent sur la maladie de Lyme, le mécanisme de l’effet dilution est « bien connu en agriculture » : c’est ce qu’a expliqué Christian Lannou, qui dirige le département Santé des plantes et environnement de l’INRAE, à Marie-Monique Robin, auteure du livre La fabrique des pandémies (sur lequel se fonde le synopsis du film éponyme). Ce qui suit est un extrait du chapitre 3 de l’ouvrage, intitulé « Comment la biodiversité protège la santé : l’effet dilution ».



« Les monocultures favorisent les épidémies » : entretien avec Christian Lannou

« L’absence de diversité dans les champs est la principale cause des maladies des cultures. » C’est ce que m’a expliqué, le 12 juin 2020, Christian Lannou, un ingénieur agronome et épidémiologiste qui dirige le département Santé des plantes et environnement de l’INRAE. Je dois dire que j’ai été très surprise d’entendre les mots de ce professionnel très pédagogue, qui a fait toute sa carrière dans l’une des institutions ayant le plus contribué à l’utilisation massive de pesticides et d’engrais chimiques dans l’agriculture française.

« C’est précisément parce que la diversité génétique est très faible dans les cultures intensives que les agriculteurs utilisent autant de pesticides, a-t-il poursuivi. Le problème a commencé au néolithique : à partir du moment où on met une plante sauvage en culture et qu’on rassemble dans un même champ des végétaux très proches génétiquement, on crée un système qui favorise les épidémies. Le modèle agro-industriel a porté cette fragilité au centuple, car dans un champ de blé moderne, toutes les plantes sont des clones. Quand un parasite y fait irruption, il se répand comme une traînée de poudre.


– Pouvez-vous donner un exemple ?

– J’ai beaucoup travaillé sur la rouille brune du blé, une maladie provoquée par un champignon, la Puccinia triticina, qui est connue depuis l’Antiquité. Dans la mythologie romaine, Robigus était le dieu des cultures céréalières, dont le culte était censé protéger les champs de blé de la rouille. Lorsque le champignon arrive sur une feuille de blé, il provoque une petite lésion qui va produire des propagules, comme de minuscules spores, lesquelles vont être dispersées et tomber sur d’autres plantes alentour, où elles vont créer de nouvelles lésions. Car les plantes ne bougent pas !


– C’est la différence avec les rongeurs…

– Oui ! En épidémiologie végétale, c’est le pathogène qui bouge avec le vent et la pluie. Imaginons que dix spores soient tombées sur dix plants de blé identiques, on a donc dix lésions. Mais imaginons maintenant que dans le même champ on ait mélangé deux variétés de blé différentes, une sensible à la rouille et une qui présente des gènes de résistance lui permettant de ne pas être affectée par le champignon. Sur les dix spores distribuées au hasard, la moitié tombera donc sur des plants sensibles et l’autre moitié sur des plants résistants. Au final, on aura cinq infections au lieu de dix. Cela veut dire qu’en introduisant de la diversité génétique, on diminue le risque infectieux et épidémique par deux. C’est ce qu’on appelle l’effet dilution.


– Dans votre exemple, vous avez mélangé deux variétés de blé génétiquement différentes.
Est-ce qu’en mélangeant différents types de cultures dans un même champ, l’effet dilution
fonctionne aussi ?, ai-je demandé, littéralement captivée par la limpidité de l’explication de
mon interlocuteur.

– Tout à fait, m’a répondu Christian Lannou sans hésiter. C’est ce qu’on appelle des cultures associées. Lorsqu’on cultive en même temps, par exemple, des céréales et des légumineuses, on éloigne les plantes sensibles les unes des autres, en créant une barrière, qui au final dilue l’inoculum, c’est-à-dire la quantité de champignon en circulation. Ce mélange permet aussi de changer le microclimat, l’humidité ou la circulation du vent. »

À ces mots, je me suis souvenue de la grande famine qui a décimé l’Irlande au milieu du xixe siècle. Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer cette catastrophe humanitaire qui fit un million de morts et jeta deux millions d’Irlandais sur les routes de l’exil. L’une d’entre elles – et pas des moindres – est la politique de la couronne britannique qui avait placé l’île sous son joug et réservait les meilleures terres aux sujets de Sa Majesté. L’autre est la monoculture de pommes de terre. Originaire d’Amérique du Sud, le tubercule avait été introduit en Irlande vers 1580, pour devenir l’aliment de base des laissés-pour-compte de l’Empire britannique. On estime qu’en 1845, plus d’un million d’hectares de pommes de terre étaient cultivés sur les versants escarpés de l’île. « Quand la pomme de terre a été introduite en Europe par les conquistadors du Nouveau Monde, elle est arrivée sans le pathogène qui lui est associé, à savoir le mildiou, m’a expliqué Christian Lannou. Pendant près de trois siècles, les Irlandais ont donc cultivé le tubercule sans problème de maladie. Mais quand le mildiou a débarqué, il a fait des ravages, car il y avait d’immenses monocultures, sans aucune diversité génétique. »

En écoutant ces paroles, j’ai repensé aussi à un reportage que j’ai réalisé en 1992 au Pérou, le centre d’origine de la pomme de terre. Dans les Andes, les paysans continuent de cultiver toutes sortes de variétés, dont la diversité s’exprime aussi dans les couleurs : il y en a des noires, des bleues, des jaunes ou des rouges. Les tubercules sont cultivés en association avec d’autres plantes, il n’y a jamais de monocultures. « C’est toute la différence, a acquiescé l’agronome de l’INRAE. C’est exactement la même histoire avec l’hévéa, dont le latex était récolté jusqu’au début du xxe siècle dans la forêt amazonienne, de manière extensive. Quand l’Américain Henry Ford a voulu créer d’énormes plantations au Brésil pour alimenter sa production de pneus, cela n’a jamais marché. Les monocultures d’hévéas étaient attaquées par un champignon, le mycrocyclus ulei, naturellement présent en Amazonie, mais qui du coup faisait des ravages. C’est pourquoi aujourd’hui les plantations d’hévéas se situent en Asie, car les Britanniques ont réussi à y introduire des graines, sans le parasite. Le jour où le champignon fera irruption en Asie, les producteurs auront les mêmes problèmes que les paysans irlandais.


Peut-on dire que, d’une manière générale, l’intensification agricole rend la production très
vulnérable ?

– Sans aucun doute ! Après la Seconde Guerre mondiale, on a remembré, agrandi les parcelles et uniformisé les paysages dans des régions entières. On a réduit le nombre d’espèces cultivées en développant des monocultures, qui de surcroît sont très bien nourries avec des engrais azotés. J’ai publié une étude qui montre que les engrais favorisent le développement de la rouille, en encourageant la multiplication du champignon qui produit plus de propagules sur un blé trop nourri. Il est aujourd’hui très bien établi que le système agricole intensif favorise les pullulations, ce qui entraîne un usage croissant de produits chimiques. Si on veut sortir de cette impasse, il faut entièrement repenser le système de production agricole mais aussi forestier, en réintroduisant de la biodiversité. Car très clairement il y a un lien entre la biodiversité et la santé végétale. »


 

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